Nouveau mouvement culturel et social, nouveau rôle pour la darija (marocain) ; le Maroc d’après 2003
Dominique Caubet (INALCO - Lacnad-Cream)
La darija ou el-maghribiya, le « marocain », a acquis dans le Maroc d'aujourd'hui un rôle tout à fait inédit pour une langue sans statut et autrefois méprisée. Il s'agit, on s'en doutera, d'une reconnaissance émanant de la société civile, mais qui n'en est pas moins importante.
Vers la fin du 20ème siècle, le Maroc a vu se développer une nouvelle scène musicale, prenant alors le relais de l'Algérie qui avait vu naître successivement le raï et le rap dans les années 80 et 90. Le Maroc n'avait rien connu de nouveau depuis le formidable mouvement des années 70 avec Nass El Ghiwane, Jil Jilala ou Izenzaren, et était comme en sommeil : on n'entendait que du raï dans les médinas marocaines.
Et puis, vers le milieu des années 90, avec l'arrivée de la parabole, s'est développée à Casablanca une scène rock underground, très orientée vers le hard rock et le métal. Elle a pu se développer dans la petite salle de la F.O.L.[1] où le groupes pouvaient répéter, se rencontrer et de mesurer les uns aux autres. En 1999 a eu lieu le premier tremplin, lors du Boulevard des Jeunes Musiciens, un petit festival alternatif surtout orienté vers le rock, mais qui a très vite intégré le rap et la « fusion » (mélange de musique gnawa, de pop, de reggae et de rock).
Logo de L'Boulevard
Le Boulevard des Jeunes Musiciens a grandi, en parallèle avec le Festival Gnawa d'Essaouira, né en 1998. Ces deux festivals, différents mais solidaires ont beaucoup contribué à la création d'une véritable « nouvelle scène musicale marocaine ».
2003, année charnière
En 2002, le PJD (Parti de la Justice et du Développement, parti fondamentaliste légal) gagne les élections parlementaires, et son influence sur la société se fait très pesante ; et puis début 2003, deux événements dramatiques de nature différente vont jouer un rôle crucial.
En février 2003, 14 jeunes musiciens ou amateurs de rock-métal sont brusquement arrêtés et accusés de pratiques sataniques, d'apostasie et d'ébranlement de la foi des Musulmans. L'enquête surréaliste conduit vite à des condamnations allant de un mois à un an de prison.
Affiche du concert de janvier 2003
Une mobilisation peut payer
Une mobilisation va avoir lieu qui partira des amis des musiciens et en particulier du Boulevard qui les connaît très bien et ne doute pas un instant de leur innocence. Elle permettra de regrouper des couches très larges de la population et aboutira à leur acquittement. Cette issue montrera à tous qu'une mobilisation peut payer.
Mouvement plus large
A partir de 2005, on commence à ressentir le fait que cela dépasse la seule scène musicale et qu'il faut y voir un mouvement de société plus large, qui concerne l'image (affiches, T-shirts collector, clips, infographie etc....), une certaine presse au ton très libre, francophone au départ, les nouvelles technologies dont l'impact grandit.
L'humour, et en particulier l'autodérision, est très présent dans le mouvement, accompagné d'un attachement au pays, à l'opposé de tout chauvinisme ou nationalisme.
En 2006, le mot « movida » apparaît et est utilisé, généralement avec des guillemets, pour essayer de définir ce mouvement, en comparant le Maroc d'après Hassan II à l'Espagne post franquiste des années 80. Si les choses peuvent se comparer sur le plan de l'ébullition culturelle, la situation politique et économique est totalement différente puisque dans les années 80, l'Espagne a réussi un passage à la démocratie et que son entrée dans l'Europe a permis un développement économique incomparable.
2007-2009 : la nayda
Le mouvement s'élargit, touchant désormais la mode urbaine, les nouveaux médias, les nouvelles radios, la mode urbaine et les sports de glisse. Début 2007, le mouvement prend un nom marocain : la « nayda » ; cette expression verbale, utilisée dans les parlers jeunes, « Nayda ! » (litt. Ça se lève, mais voulant dire : « ça bouge, ça va bien, ça boume ! »), devient un substantif début 2007, la nayda (en-nayda en darija). Le terme prend tout de suite et est repris dans les médias.
Couverture de Telquel, juin 2006
Un mouvement citoyen
La nayda se définit comme étant un mouvement urbain, un mais également citoyen, où clairement des individus décident de se prendre en main, de ne rien attendre des autorités et de faire les choses eux-mêmes.
Les autorités, les intellectuels et la classe politique sont en dehors du mouvement qu'ils ne comprennent pas, qu'ils n'arrivent pas à suivre ou à contrôler. C'est là une des forces du mouvement, mais également une source de fragilité, sans soutien automatique en cas d'attaque.
J'analyse cela comme étant un passage très net de l'état de sujet à celui de citoyen.
Nouveau rôle pour la darija, langue de la modernité
En 2003, la parole se libère et des voix s'élèvent pour casser la langue de bois en revendiquant la darija en tant que langue sui « unit les Marocains ». On lui attribue un rôle qui semble bien à l'opposé de celui qu'on lui réservait auparavant, en l'assimilant à l'arriération et à l'analphabétisme : elle devient soudain une langue de la modernité. En 2003 (voir Maroc Hebdo International n. 583, 5-11 décembre 2003, p. 26), Noureddine Ayouch déclare vouloir créer une chaîne de télévision en darija pour, dit-il « (...) montrer l'autre face du Maroc, celui qui bouge, qui entreprend, qui réussit, qui n'est ni fataliste, ni obscurantiste. »
« Darija » ou « Maghribiya » ?
La darija est même convoquée, à partir de 2006 comme un des éléments essentiels dans la définition d'une identité marocaine revisitée, elle aussi porteuse de pluralité. Certaine proposent même de la renommer « Maghribiya », le marocain :
Telquel n. 230 (juin 2006), editorial d'Ahmed Benchemsi, "Wa derrej a khouya!" Notre véritable identité ? Nous l'avons tous les jours sur le bout de la langue ![2]:
"Il faut à tout prix que nous sortions de ce brouillard linguistico-identitaire. Il faut trancher, et faire simple : notre seule langue commune, c'est la darija. Certains traduisent darija par "arabe marocain". Je ne suis pas d'accord avec cette traduction. C'est "du marocain", tout court. Oui, le marocain comporte une majorité de mots d'origine arabe. Mais une courte majorité. (...) C'est quand même incroyable que nous nous interrogions encore sur notre véritable identité, alors que nous l'avons tous les jours sur le bout de la langue ! (...)"
Passage à l'écrit
Les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication) ont permis, grâce à l'arrivée de l'écriture avec clavier, sur les téléphones portables et sur les ordinateurs, un passage à l'écrit très rapide dont a profité la darija. Les téléphones et les ordinateurs étaient tous équipés de claviers français, en graphie latine donc. Tout comme le développement qu'ont connu en Europe les SMS était totalement imprévu, l'appropriation massive de la graphie latine pour écrire le marocain ou l'algérien (ou tous autres parlers arabes) a pu surprendre.
Les jeunes, même en ayant une connaissance très rudimentaire du français, ont la capacité de devenir experts en graphie latine si c'est leur langue qu'ils écrivent ; et c'est ce qui s'est passé avec la darija au Maroc (voir Caubet 2004b).
Plus récemment, on a connu en 2008 le développement exponentiel des réseaux sociaux comme msn, myspace, skype ou facebook. Le nombre d'internautes marocains grandit, atteignant 7 millions de personnes fin 2009, la très grand majorité se connectant à partir de cybercafés ; il y avait 450.000 connections ADSL en 2007, elles sont arrivées à 900.000 fin 2009 avec l'arrivée des clefs 3G.
La graphie latine est la plus répandue, mais la graphie arabe est en train (fin 2009) de faire une apparition importante sur facebook ; de fait, beaucoup ne savent pas utiliser le clavier arabe.
Il est clair que cette utilisation de la graphie latine est pragmatique et non pas idéologique, puisque j'ai pu constater que les mêmes jeunes, si on leur donne un stylo, écrivent spontanément en graphie arabe (à la main, donc).
Humour
On donnera quelques exemples d'humour dans l'utilisation des graphies ou de la darija ; ils sont une marque de la nayda. En 2007, un groupe de trois jeunes répondant au nom de « Stounami[3] », lance un t-shirt qui détourne ceux de la marque PUMA et qui se porte encore aujourd'hui : « HMAR (en graphie latine) ou bi khiir (graphie arabe) » : « âne/idiot, et bien dansa peau ». Leur philosophie de la vie proclamée est : « hebbet en-niveau, ttelle3 el-moral » (baisse le niveau, ça te remontera le moral !) :
Deux d'entre eux ont crée la marque suivante, avec la même approche :
Combiner deux graphies , consonnes latines et voyelles arabes : « ou bikhir[4] »
Voici un extrait du site facebook de Bigg (rappeur marocain) lors de la sortie du titre ITOUB [5] en mars 2009 ; ces commentaires ont été postés sur son site :
- R. N. : Itoub Itoub Itoub ItOUUB Bigg !! ca cartooooooone !!
- C. M. f youtube dakechi fechkel hada houa leblanne el 3ezzzzzzzzz alghlidddddd[6]
- M. L : itouuuuuuub a sat rak waaaaaa3ar[7]
Derniers développements
Le mouvement bouge vite et on voit déjà de nouveaux développements en 2009 sur plusieurs plans, comme l'appropriation de nouveaux lieux, avec la première friche culturelle africaine aux anciens Abattoirs de Casablanca.
D'autres types de mouvement demandent la laïcité au Maroc en créant des sites sur facebook, comme « MALI ». On va donc très loin et la mi-septembre a vu l'arrestation de jeunes qui demandaient le droit de ne pas faire ramadan. Le Journal Hebdomadaire a également dû cesser de paraître et plusieurs journalistes et bloggeurs sont en prison.
Références :
Benchemsi, Ahmed Reda (2006), éditorial "'Wa derrej a khouya!' Notre véritable identité ? Nous l'avons tous les jours sur le bout de la langue !" in Telquel n. 230, juin 2006.
http://www.telquel-online.com/230/edito_230.shtml
Benítez Fernandez, Montserrat (2009) "Árabe marroquí como poryecto editorial, Es una experiencia posible?", in Actas del III Congreso Internacional de Árabe Marroquí : estudio, enseňanza y aprentizaje, L. Abu-Shams (ed.), Universidad del Pais Vasco, pp. 37-54.
Caubet, Dominique (2004b) "L'intrusion des téléphones portables et des 'SMS' dans l'arabe marocain en 2002-2003", in: D. Caubet, J. Billiez, Th. Bulot, I. Léglise, C. Miller (eds.): Parlers jeunes ici et là-bas, Pratiques et Représentations, L'Harmattan, Paris, 247-170.
Caubet, Dominique (2005b) "Darija, langue de la modernité - Entretien avec Noureddine Ayouch", in EDNA, Estudios de Dialectología Norteafricana y andalusí 7, Zaragoza; 2003, 135-141.
Caubet, Dominique (2006) "Génération darija !", in Telquel n. 229, juin 2006
http://www.telquel-online.com/229/couverture_229_1.shtml
Caubet, Dominique (2007) "Génération darija !" in EDNA, estudios de dialectología norteafricana y andalusí 9, Zaragoza, pp. 233-243.
Caubet, Dominique (2008) "From 'Movida' to 'Nayda' in Morocco: the use of darija (Moroccan Arabic), in artistic creation at the beginning of the 3rd millenium", in Between the Atlantic and Indian Oceans, Studies in Contemporary Arabic Dialects, Stephan Procházka abs Veronika Ritt-Benmimoun (Eds.), Neue Beihefte zur Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, Band 4, LIT, Wien, pp. 113-124.
El Azami, Otman, (2009) "La nueva legitimidad de la dariya", in Actas del III Congreso Internacional de Árabe Marroquí : estudio, enseňanza y aprentizaje, L. Abu-Shams (ed.), Universidad del Pais Vasco, pp. 91101.
Ksikes, Driss (2002) "Darija, notre vraie langue nationale", in Telquel n. 34, juin 2002.
Band 4, LIT, Wien, pp. 113-124.LIT, Wien, pp. 113-124.
[1] Fédération des Œuvres Laïques, section Maroc.
[2] derrej est un verbe de 2ème forme qui signifie "parler en darija": "Vas-y mon frère, parle en darija !" voir telquel-online.ma
[3] Référence bien sûr au tsunami qui avait créé une panique au Maroc à l'époque ; été jeu de mot avec « stoune » qui en parler jeune veut dire « truc, machin ».
[4] Expression des parlers jeunes de la nayda : « cool ! »
[5] Itoub signifie dans les parlers jeunes, « merci, c'est bien, ça va ».
[6] « f youtube dakechi fechkel hada houa leblanne el 3ezzzzzzzzz alghlidddddd », parler jeune « Sur youtube, ce truc est vraiment à part ; c'est ça (le plan) ; coooooooooooooool mon groooooooooooos »
[7] Parler jeune : « coooooool, mec, tu déchiiiiiiiiiiiiires »