La littérature kabyle dans l’expérience éditoriale du HCA. Quelques notes exploratoires

 

Amar Ameziane (Inalco, Lacnad-Crb)

 

Depuis sa création[1] en 1995, le HCA suscite une certaine dynamique autour de la question de l'amazighité, qui se traduit sur le terrain par une activité diversifiée dont on peut citer :

  • l'organisation de forums du mouvement associatif amazigh ;
  • la tenue de colloques et séminaires, de journées d'étude ;
  • la préparation de stages pour les enseignants de berbère ;
  • la création d'un festival du film amazigh.

A cette liste, s'ajoute une expérience éditoriale entamée dès 1998 avec la publication d'actes faisant suite à des colloques. Si l'on en croit le discours d'un de ses membres, le HCA aurait outrepassé ses prérogatives : «... dans les textes régissant cette institution, écrit-il, il n'y [a] aucun article lui permettant explicitement de se lancer dans ce genre d'initiative [l'édition], le HCA a [...] bravé "le vide juridique" et s'est lancé dans l'édition de livres et de revues en Tamazight »[2]. Vu le flou qui entoure les textes de création de cette institution, rien n'empêche, en réalité, l'existence de cette initiative.

Cette expérience suscite un engouement[3] tel qu'on dispose actuellement de plus de 120 publications et qu'on enregistre une demande de publication[4] de plus en plus forte. Cette expérience est soutenue par un salon annuel du livre et du multimédia amazighs, qui en assure la promotion.

Notre objectif, ici, est d'examiner la place qui revient à la littérature dans cette expérience éditoriale, de proposer un état des lieux. Cet examen est encore exploratoire, par conséquent, nous ne prétendons à aucune exhaustivité.

 

I. Les publications du HCA : quelques données statistiques[5]

Les publications avoisinent 120 ouvrages et sont réparties comme suit :

  1. Actes de colloques : 15 actes faisant suite à des colloques pluridisciplinaires : l'enseignement de Tamazight (1998), l'histoire de l'Algérie (1998), le patrimoine culturel et immatériel (2006), etc.
  2. La collection Idlisen-nneɣ : créée en 2003, elle comprend environ 60 publications, en majorité des textes littéraires :
    • Recueils de poésie : 19
    • Recueils de contes : 18
    • Lexiques spécialisés : 6
    • Traductions : 8
    • Théâtre : 6 pièces
    • Romans : 4
    • Recueils de nouvelles : 5
  3. Les consultings : ce sont des travaux de recherche rémunérés confiés à des spécialistes dont les profils sont hétérogènes. Environ 15 ouvrages ont été publiés. Ils traitent de sujets divers :
    • Enseignement de Tamazight
    • Lexicologie : 2
    • Littérature : 4
    • Ecriture libyque : 2
  4. La revue Timmuzɣa : il s'agit d'une revue trimestrielle, pluri-thématique, traitant de « la langue, de la culture et du patrimoine amazigh ». Elle compte 19 numéros publiés entre avril 1999 et août 2008.
  5. La revue Tamaziɣt tura : cette revue est le reflet des rapports de force qui peuvent exister au sein du HCA. Le choix de publier exclusivement en kabyle n'est pas anodin, il répond à une forte demande[6] sondée à travers le succès des quelques numéros de Timmuzɣa rédigés entièrement en kabyle. On remarquera par ailleurs le caractère « métissé » des contributions : certains auteurs sont membres du HCA, d'autres sont extérieurs à l'institution.

Ce bref aperçu montre le volontarisme, la pluridisciplinarité et l'hétérogénéité qui caractérisent l'édition du HCA. Cette institution adopte une politique éditoriale active, diversifiée et volontariste. L'examen des publications montre nettement que l'acte de publier prime largement sur la qualité des publications. De plus, on ne peut s'empêcher de remarquer l'absence d'un axe éditorial précis et la diversité surprenante qui s'apparente à un « faire feu de tout bois »[7].

 

II. Quelle place occupe la littérature kabyle dans cette expérience éditoriale ?

Dans les colloques, la place réservée à la littérature kabyle, en comparaison d'autres disciplines (l'histoire, la linguistique, didactique...), est remarquablement restreinte. Le colloque « Littérature amazighe : de l'oralité à l'écriture », organisé en novembre 2005, fait exception. Les contributions sont centrées sur des aspects purement littéraires[8]. On citera deux autres articles qui ont fait l'objet de communications dans d'autres colloques :

  • « Les voies de la modernisation de la prose littéraire kabyle », de M. A. Salhi, in Actes du colloque « Tamazight face aux défis de la modernité », Boumerdes, juillet 2002.
  • « Fragments du discours traditionnels sur la poésie kabyle », de M. A. Salhi, in Actes du colloque « Le patrimoine culturel immatériel amazigh : le processus d'inventaire », Béjaïa, juin 2005.

On observe la même configuration dans la revue Timmuzɣa : peu d'articles sont consacrés à la littérature. Cette revue sans axe thématique précis, dont les articles sont pour la plupart rédigés par les membres du HCA ainsi que par des chercheurs associés, est pluri-thématique : langue, société, patrimoine[9]...Les articles sont majoritairement consacrés aux questions linguistiques : l'aménagement, la graphie,...Les rares écrits traitant de littérature amazighe sont d'ordre thématique, souvent consacrés aux mêmes auteurs : Si Mohand[10], Slimane Azem...Les articles figurant dans Timmuzɣa sont écrits dans trois langues : kabyle, français, arabe.

Néanmoins, une expérience nouvelle est tentée avec le numéro 16 publié en janvier 2008 : tous les articles sont rédigés en kabyle. On remarque qu'à l'inverse des numéros précédents, il existe un net regain d'intérêt pour la littérature. On y découvre en effet des nouvelles, des poèmes et, fait nouveau, des analyses avec un métadiscours forgé directement en kabyle.

La création de la collection Idlisen-nneɣ semble avoir une incidence très positive sur la production littéraire : de nombreux manuscrits rédigés dans les différents genres (poésie, conte, nouvelle, roman...) ont été publiés. Il faut remarquer l'importance numérique de la poésie (19 recueils), qui confirme la prégnance de ce genre dans le champ littéraire kabyle. D'autres genres continuent à émerger : le théâtre, le roman, la nouvelle. Dans cet ensemble de publications, la place qu'occupe la traduction n'est pas des moindres. Véritable baromètre de la dynamique qui s'opère dans ce champ, les auteurs ont de plus en plus recours à la traduction :

  • de textes littéraires étrangers : les Rubayat de Khayyam, Antigone de Sophocle, Le petit prince de Saint Exupery...
  • de textes littéraires d'auteurs kabyles ayant initialement écrit en français. Deux textes de Feraoun sont publiés : Jours de Kabylie traduit par Ussan di tmurt par K. Bouamara et Le fils du pauvre traduit par Mmi-s n igellil par M. Ould Taleb.

Sans préjuger de la qualité de ces publications, cette collection pourrait être un espace favorable à la mise en circulation de modèles génériques qui, bien qu'adoptés par les auteurs kabyles, ont du mal à circuler à cause de l'absence ou de la faiblesse du circuit de diffusion.

Cinq ouvrages portant sur la littérature ont été publiés dans le cadre des consultings. Leur publication répond au besoin pressant suscité par la berbérisation des enseignements dans les deux départements de langue et culture amazighes de Tizi-Ouzou et de Bejaïa. Cinq ouvrages ont été publiés dans ce cadre :

  • Salhi, M. A., Amawal n tsekla (Lexique de la littérature), 2006
  • Bouamara, K., Amawal n tunuɣin n tesnukyest (Lexique de la rhétorique), 2007
  • Imarazene, M., Timɛayin n Leqbayel, 2007
  • Djellaoui, M., Tiwsatin timensayin n tesrit taqbaylit (Les genres traditionnels de la prose kabyle), 2007
  • Djellaoui, M., Tiwsatin timensayin n tmedyazt taqbaylit (Les genres traditionnels de la poésie kabyle), 2007

Bien que les consultings aient été faits sous le patronage du même organisme (le HCA), on constate qu'il n'existe pas d'accord chez les auteurs quant à la terminologie utilisée.

Ainsi, la métrique est désignée par le terme takatit par Salhi, l'auteur du Lexique des termes littéraires et dénommée Tasnakta par Bouamara, l'auteur du Lexique de la rhétorique. Pourtant, les deux auteurs semblent s'accorder sur une racine commune kt (« mesurer »).

Par ailleurs, si le travail répond à une demande réelle, il faut remarquer que la qualité est parfois faible. En l'absence de toute instance ou processus de contrôle scientifique, les auteurs se laissent aller à une improvisation qui n'est pas toujours productive.

Ainsi, dans l'ouvrage Tiwsatin timensayin n tesrit taqbaylit (Les genres traditionnels de la prose kabyle) de Djellaoui, le fait de désigner le mythe (un genre littéraire traditionnel) par un néologisme (tumgist[11]) constitue une vraie aporie.

Cette dispersion parmi les chercheurs rappelle la nécessité de créer un organisme à qui incomberait la tâche de créer et d'aménager une terminologie commune.

 

III. L'expérience éditoriale du HCA a-t-elle un impact sur le champ littéraire kabyle ?

La théorie du champ littéraire établie par Bourdieu n'encourage guère l'hypothèse selon laquelle l'expérience éditoriale du HCA pourrait avoir un impact sur le champ littéraire kabyle.

En effet, selon cette théorie : « il y a possibilité d'émergence d'un champ littéraire dans une société lorsque la production de la littérature commence à se libérer de la férule des pouvoirs politique et/ou religieux qui la régissent et à chercher sa légitimation non dans une autorité extérieure et transcendante, mais dans un ensemble d'instances sociales qui s'efforcent de dire la légitimité dans le cadre d'un rapport de forces concurrentes »[12].

La condition de l'autonomie du champ par rapport aux pouvoirs politique et économique est inexistante : placé sous la tutelle de la présidence de la république, le HCA est ainsi directement affilié (il en tire sa légitimité) au pouvoir politique dont le fait littéraire est supposé être indépendant.

Néanmoins, si l'on définit le champ littéraire par un « espace social dans lequel se trouvent situés des agents qui contribuent à produire des œuvres culturelles »[13], force est de reconnaître que l'expérience éditoriale du HCA a créé une certaine dynamique au sein du champ littéraire kabyle, ne serait-ce que par l'implication de nouveaux agents[14] (poètes, écrivains, chercheurs...).

 

Le HCA : une instance de légitimation de la production amazighe

Si l'on croit un de ses membres[15], Le HCA n'est pas une instance éditoriale mais, à l'inverse, fait office d'instance de légitimation et de promotion de la production littéraire. En effet, certains créateurs qui jusque-là, se faisaient publier dans le cadre associatif, à l'instar d'Abdallah Hamane et de Djamel Benaouf, acquièrent davantage de visibilité.

Par ailleurs, n'étant pas éditeur à part entière, cet organisme offre à ces auteurs la possibilité de se faire rééditer, au bout d'une année, chez d'autres éditeurs, et parfois en co-édition. Ainsi, au moins, deux recueils de nouvelles, initialement publiés par le HCA, sont republiés :

  • Bouamara, Nekkni d wiyaḍ, par l'ANEP
  • Chemakh, Ger zik d tura, par Baghdadi

La politique éditoriale volontariste du HCA risque d'avoir un impact négatif sur la production littéraire. Ainsi, la réédition, auprès d'autres éditeurs, des ouvrages initialement publiés par le HCA ne va pas sans quelques mauvaises surprises[16]. Le cas de Bu tqulhatin (roman), republié à compte d'auteur, en est le parfait exemple. Cet ouvrage, en effet, n'est pas exempt des faiblesses de tous genres (notamment de nombreuses fautes de transcription...) imputables au manque de suivi[17]. Ces anomalies soulèvent une question cruciale : la commission de lecture joue-t-elle son rôle ? En dépit de son existence, elle ne semble pas agir sur le contenu des ouvrages que le HCA édite.

 

Le problème de la diffusion : le public n'a pas accès aux ouvrages

Après avoir reçu le manuscrit et consulté le comité de lecture, le HCA se charge de l'imprimer en faisant appel à des organismes privés avec lesquels il a signé des contrats (El Amel, L'Olivier, Baghdadi...). Mille exemplaires sont édités et sont distribués gratuitement comme suit :

  • 10 % (100 exemplaires) reviennent à l'auteur qui détient la liberté de les offrir, de les vendre, voire d'en fixer le prix ;
  • quelques exemplaires pour les départements de langue et culture amazighes de Tizi-Ouzou et de Bejaïa ;
  • des exemplaires pour les chercheurs ;
  • des exemplaires aux bibliothèques du mouvement associatif.

L'inconvénient majeur de cette politique de gratuité, très orientée vers les pôles institutionnels ou organisés, est que l'ouvrage atteint rarement le lecteur potentiel, à moins de faire partie du réseau qui gravite autour du HCA. Tant que cette production reste de faite une littérature « grise », elle ne peut atteindre que de manière sporadique son récepteur supposé (lecteur, critique...). Si l'on trouve certains ouvrages sur les étalages des librairies, cela se fait à l'initiative des auteurs... Dans un circuit où le lecteur, maillon indispensable de la chaine, est exclu, il y a fort à parier que l'impact reste très faible.

Certains aspects positifs méritent, cependant, d'être soulignés. Ainsi, l'implication de nouveaux acteurs tels que des chercheurs universitaires et des auteurs évoluant jusqu'ici dans le réseau associatif pourrait contribuer à l'élargissement de l'espace littéraire kabyle[18]. Il faut souligner aussi l'impact que pourrait avoir l'organisation d'événements comme le salon annuel du livre ou encore le festival du film amazigh. Ils pourraient contribuer à une diffusion plus large du matériau littéraire kabyle.

Ces quelques notes sur l'expérience éditoriale du HCA ne représentent qu'une première étape exploratoire pour explorer son impact sur le champ littéraire kabyle. La question ne peut être traitée pleinement qu'à travers une investigation méthodique auprès des différents agents du champ littéraire, laquelle mettrait en relief, à travers le profil et l'action des agents, les logiques qui sous-tendent l'acte éditorial.

 


[1] Nous ne reviendrons pas ici sur la naissance très controversée de cette institution. Cf. Abrous, « Le Haut Commissariat à l'Amazighité, ou les méandres de la phagocytose », in Annuaire de l'Afrique du Nord, XXXIV, p. 583-590.

[2] Cf. Le catalogue des publications (2008), p. 7-8.

[3] Cet engouement peut se mesurer au nombre croissant de manuscrits qui sont déposés auprès de cette institution.

[4] Si l'on croit Habib-Allah Mansouri, auteur de la traduction du Petit Prince en kabyle, le HCA est l'une des rares institutions qui acceptent de prendre en charge la publication du livre en berbère. Cf. Le quotidien L'expression du 29 mars 2009.

[5] Ces données datent de mars 2009, elles ne tiennent donc pas compte des publications ultérieures.

[6] Cf. L'éditorial du premier volume datant de janvier 2009. Ce volume est disponible en ligne sur : www.tamazight-tura.com.

[7] On note la présence dans la liste des consultings de thèses universitaires : comme celle de Brahim Salhi La tariqa Rahmanya de l'insurrection de 1871 ou celle de M. Laceb, La phonologie générative du kabyle....

[8] Nous citerons en particulier l'article « Où en est actuellement la littérature kabyle ? », dans lequel l'auteur, Bouamara examine les enjeux actuels dans la littérature kabyle. Cf. Timmuzɣa N° 14, p. 5-31.

[9] Le terme très galvaudé de patrimoine, longtemps utilisé par l'Etat algérien pour qualifier la langue et la culture amazighes, est très récurrent dans cette revue.

[10] Le numéro 12, paru en 2006, intitulé Tajmilt i Si Muḥend u Mḥend (Hommage à Si Mohand ou Mhand), lui est entièrement consacré.

[11] Le terme serait pris de l'ouvrage Tamawalt n usegmi de B. Boudris.

[12] Cf. Derive, in Les champs littéraires africains, p.87-88

[13] Bourdieu, « Le champ littéraire », in Actes de la recherche en sciences sociales, 89 (1991)

[14] On ne manquera pas de souligner ici que les auteurs les plus reconnus du champ littéraire kabyle préfèrent se faire publier en France (Zenia) ou à compte d'auteur (Mezdad).

[15] Cf. Le catalogue des publications, 2008.

[16] Le cas de l'éditeur Baghdadi qui a réédité le recueil de nouvelles de Chemakh est édifiant. Voici la manière dont le titre est transcrit : Ger zik ed tura.

[17] Cf. Ameziane « Bu Tqulhatin ou la situation aléatoire de l'édition d'ouvrages en kabyle », in www.tamazgha.fr, article repris dans La dépêche de Kabylie du 23 février 2006.

[18] Ainsi, Uzzu n Tayri, une pièce de théâtre dont le texte a été édité par le HCA, a été récemment jouée à la maison de la culture de Tizi-Ouzou.